Alexander Debicz/Toccata 1 (Invention Album)

Quand Jakub Orlinski ne chante pas, il danse. Quand il ne lance pas vers le ciel ou vers la foule sa musique et sa voix, il plonge la tête vers le sol, lance ses pieds au ciel et tourne. Il est un B-boy, il danse ce qu’on appelle break, il est de ceux qui font des freeze, des back-spin phases, des windmill, et bien d’autres mouvements.

D’ailleurs non, ce n’est pas « quand il ne chante pas qu’il danse », comme s’il fallait qu’il s’occupe : non, il danse pour chanter. Il veut maîtriser et perfectionner l’instrument de son corps pour exercer celui de sa voix, il le dit. Une idée symboliquement juste et forte, et plus encore biologiquement. Aussi quand vous regardez ses « routines », ces exercices de breakdance de quelques minutes sur n’importe quelle musique contemporaine, vous n’en attendez pas plus que de constater la performance, plus ou moins acrobatique, qu’il développe à titre, disons, d’entraînement.

Pourtant vous n’avez pas assez vu si vous n’avez pas aussi découvert, par hasard, une toute autre danse qu’il a faite, il y a longtemps déjà. Elle a pour musique une Toccata, celle d’Alexander Debicz, son ami pianiste compositeur, qui mêle dans son talent un Bach éternel avec un swing qui lui est propre. Danser du Bach en break dance ! Il s’y passe quelque chose de tout à fait spécial, de peu ordinaire. Rien n’est là attendu, habituel. Voyez ce qui arrive quand les notes de la Toccata dévalent sous les doigts d’Alexander, le saut de Jakub les accompagne, il plonge la tête vers le sol, il tourne sur le dos comme elles tournent en ronde effrénée. Alexander lance une cascade de notes ardentes, Jakub effectue une cascade de jambes semblable qui vous emmène, vous battez la mesure, vous battez des pieds, vous ondulez. Il danse avec sa bande, son équipe, comme il dansait il y a longtemps, sur les quais du métro, sur l’esplanade immense, dans les tunnels déserts. Ils se reconnaissent, se regardent, se soutiennent, s’évaluent, s’approuvent, s’accompagnent. C’est un rituel étrange et familier, tête à terre, pieds dans les airs, le corps animal dans son sol, qu’il frotte, qu’il caresse, qu’il célèbre. Les corps qui se dressent, sautillent, gambadent. Évolution immémoriale, répétée à l’infini, des corps vivants qui rampent, qui marchent, qui courent, se lèvent et parlent ou volent, tout ce qu’un corps peut faire de son sol, tout ce par quoi il s’éprouve vivant, puissant, libre, charmant.

Cette danse va à la Toccata comme un gant, elle l’anime, l’incarne, l’écrit, elle en est le ballet, elle en est le bonheur. Désormais en écoutant cette musique on voit la danse de Jakub, et quelque fois lorsqu’on voit cette danse, on entend la Toccata d’Alexander. On le voit qui swingue avec sa tête, qui swingue dans ses baskets orange, danse avec ses doigts le long des touches. On voit cette Toccata engendrer cette danse comme les breaks de New York ont fait naître les B-boys. On voit cette danse prendre nom, devenir son nom : elle s’appelle Toccata.