Récit de concert : Jakub Jozef Orlinski à la Galerie des Glaces de Versailles

Vous arrivez à la Galerie des Glaces après avoir été préparé en douceur par une musique qui vous suit dans les Jardins de Versailles, dans la grande Allée Royale jusqu’aux chevaux qui bondissent en émergeant à peine de l’eau dans un mouvement incomparable.  Vous êtes déjà baigné de musique, parfois belle et émouvante, et savez que vous y serez bientôt plongé, car vous connaissez celle de Jakub Jozef Orlinski, depuis presque deux ans. Vous et l’Europe, et au-delà, en ont pris connaissance par cette sorte de virus qu’aiment cultiver les réseaux sociaux en propulsant soudain quelqu’un à la lumière, tandis que les salles des grands théâtres invitent aussitôt de par le monde celui qui a été ainsi éclairé. Lorsqu’il s’agit d’une vraie découverte, vous leur en savez gré, même si concernant la musique vocale, d’opéra ou sacrée, vous faites souvent des découvertes, assidue à ses plus belles productions, et tout spécialement à cette musique baroque que vous aimez depuis longtemps, cette voix particulière de contre-ténor dont Alfred Deller le premier vous a fait rêver, et dont Andreas Scholl perpétue l’excellence. En outre, cette voix-là, vous l’avez entendue pour la première fois lorsque, bouleversée de chagrin par le feu détruisant Notre Dame de Paris, vous avez assisté sur vos écrans au concert de consolation auquel ce chanteur fut invité, et où il choisit de chanter « Ombra mai fu », ce chant bouleversant de celui qui a perdu l’ombre de son arbre, celui qu’était, que va redevenir pour nous la cathédrale.

Une erreur se répand de nos jours concernant les contre-ténors, les qualifiant de « castrats ressuscités ». Or un bon contre-ténor, qui apprend à utiliser sur un certain mode sa voix de tête, ne s’en tient pas, il s’en faut, aux airs des castrats, il est capable de toutes sortes d’aventures, y compris de revenir à sa voix de baryton si le cœur lui en dit, dans telle partie de ce qu’il chante, c’est le cas  de Jakub Jozef Orlinski. Vous savez donc que vous êtes parvenu enfin à un concert après qu’ils ont été tant de fois annulés, après que vous avez été privé de tout art vivant, comme nous tous, depuis près de deux ans, et vous patientez avec émotion en dégustant du champagne autour de la Galerie, apercevant la Chapelle royale parfaitement restaurée, et puis vous entrez. Par chance vous avez pu avoir une place au premier rang sur la gauche, juste en face du petit escalier qui voit arriver et repartir les musiciens. La Galerie, meublée de chaises en velours rouge est éblouissante, sa beauté luxuriante vous envahit comme jamais, car elle va ce soir être baignée d’un son exceptionnel. Le public arrive, nombreux, la salle est pleine, cette fois la jauge sanitaire a été supprimée, d’autres places ont été rendues accessibles, et tous sont là, tendus, heureux, incrédules encore de ce bonheur tant de fois soustrait, dont l’attente autant de fois reportée a décuplé la tension avec la joie. Enfin à 21h la musique commence, ils arrivent, les musiciens d’Il Pomo d’Oro, qui excelle dans la musique baroque et accompagne tant de grands chanteurs. Puis derrière eux, Jakub Orlinski, et la soirée commence doucement. Les morceaux se succèdent, Cavalli, La Calisto, Boretti, Eliogabalo, Bononcini, « infelice mia constanza »… Le ton monte, les applaudissements claquent plus fort, la voix se pose un peu plus. On commence à sentir sa puissance et sa tonalité si particulière, cette voix que jamais on ne peut confondre avec celle d’un autre contre-ténor, car elle reste toujours ancrée du côté masculin de la voix, jamais ne mime une voix de femme, comme cela arrive souvent dans ce champ, tout en étant colorée d’une note aigue et douce à la fois, chaude et décidée, ce qui en fait une véritable création. Sa présence et sa puissance commencent de donner toute leur mesure, on en est enveloppé, on se sent dans cette voix comme à la maison. Elle emplit tout, baignée de son accompagnement instrumental impeccable, dirigé efficacement et chaleureusement par Zefira Valova, où se sent une vraie entente musicale entre des musiciens qui aiment jouer ensemble, et dont le plaisir à jouer ensemble se communique toujours plus au fur et à mesure du concert. Conti, Haendel, « Spera che tra le care gioie » magnifique, et le splendide « Pena tiranna » dont on connait l’enregistrement filmé. Puis Jakub établit avec l’audience un lien singulier, unique, qui nous remplit de plaisir, puis de rire, car il plaisante, il parle, il nous parle, un peu de lui, un peu de nous, mais pas trop, juste assez pour que nous pesions ce que cela vaut d’être ensemble pour ce moment, avec lui, à travers sa musique.


Jakub Jozef Orlinski, Galerie des Glaces de Versailles (4 juillet 2021) © Gisèle Chaboudez

Et au fur et à mesure qu’à chaque morceau le public répond un peu plus, il s’avance et rit lui-même un peu plus, danse un peu (ce qu’il fait, on le sait, divinement), il est heureux et nous le sommes avec lui. Aucun doute non plus quant à un excès éventuel dans cette participation, inhabituelle en musique classique, de la personne du chanteur ; jamais rien ne donne le sentiment qu’il pourrait s’agir d’une complaisance banale ou facile. Il émeut la salle par sa grâce et sa sincérité, par son intervention personnelle, pleine de gentillesse : quelques mots à peine, toujours justes, le sourire, l’invitation à entrer dans son monde, l’humour à fleur de peau. Puis soudain vous basculez car la musique a interrompu son propos, sa voix a éclaté, brutale, au milieu des rires qui traînent encore, et elle vous emporte aussitôt, impérieuse et radicale. Elle est forte, elle suit le sens du morceau, elle le précède même, elle est parfois d’emblée tragique, parfois elle le devient peu à peu, et son beau visage revêt alors une ampleur d’expressions, de mimiques telles que vous ne les voyez pas d’ordinaire chez un chanteur – ou bien chez Callas et quelques autres, plutôt chez les grands acteurs, les tragédiens notamment. Predieri…, Orlandini « Che m’ami ti prega »…

Ainsi se déroulent les morceaux successifs, sa voix éclate à nouveau dans la violence de certains airs, la chaleur monte, ses joues rosissent, son sourire s’épanouit, l’intensité s’accroît de tous côtés, qui atteint chacun de nous et tous à la fois, à laquelle vous avez été conviés, mais qui n’aurait jamais eu lieu si vous n’aviez pas répondu, renchéri, applaudi, crié, ri, et demandé encore. A 22h15, un premier Encore commence et s’achève dans les appels à d’autres, la salle se lève, l’acclamation se poursuit, le chanteur revient et voici un deuxième Encore, et ainsi de suite, et un troisième... Dix minutes de standing ovation, on ne voit pas ça souvent en musique classique. Vous savez que vous avez entendu, quand la douleur du confinement a cessé, un grand moment de musique, une musique exceptionnelle, un musicien exceptionnel, et encore quelque chose en plus, d’inoubliable.

Gisèle Chaboudez
Versailles, 4 juillet 2021