Le ravissement par Iris Kaltenback

Il est rare qu’un film trouve un chemin aussi juste d’une émotion dont vous ne saviez pas qu’elle résidait silencieusement dans votre recueil de possibles.

Vous faites la connaissance de cette jeune femme, au sourire lumineux, au regard grave, lorsqu’elle apprend que son compagnon, au retour d’une nuit de travail qu’elle a passée à faire naître les bébés et à soutenir les mères, veut lui expliquer qu’il a « couché ». On voit bien que tout en travaillant dur, dans cette sorte de métier que l’on applaudit durant la pandémie et que l’on oublie ensuite, elle s’occupe de tout dans cet appartement qu’elle partage avec un homme dont on a juste le temps d’apercevoir la calvitie et la conviction qu’il lui faut accueillir sa compagne au matin par cette nouvelle. Elle fait tout et trop, c’est manifeste, et l’on suppose un instant sans que notre intérêt s’y arrête, que c’est aussi pour cela qu’il n’a rien trouvé d’autre à faire qu’à « coucher », pour sustenter son fragile désir face à ce trop de l’autre. Elle fait trop encore lorsqu’aussitôt cette nouvelle enclenche chez elle un dégagisme immédiat qui est supposé régler la question. Et commence alors cette sorte d’errance qui la jette vers l’amie, dont une grossesse s’annonce. Auprès de l’amie, là est le seul lieu qui l’ancre désormais dans une vie dont on apprend qu’elle s’est inaugurée par la mort d’une mère « en couches », le jour où elle donna vie à sa fille.

Cette errance l’abandonne au sommeil dans les transports en commun, d’où elle échoue dans le lit d’un chauffeur de bus, homme sans qualité et solitaire, incapable de construire une vie amoureuse à partir du désir qu’on aurait de lui mais dont le désir pour l’autre s’arrête à répondre de façon minimale à sa demande puis l’éconduit. La voilà une fois encore rejetée dans l’espace, l’obscurité de la nuit-vie, voilà que ses pertes s’accumulent et répétitivement martèlent la perte inaugurale qui la laisse sans attache à perte de vue. Alors quand l’enfant de son amie vient au monde, quand elle parvient à bout de souffle à l’extraire du ventre inerte de sa mère, elle l’investit du désir et du nom dont la nouvelle née manque, depuis ses géniteurs. Elle la nomme du nom de ce qui est aimé, accouchant ainsi de celle qu’elle a été elle-même, pour être née dans un monde mutilé de celle qui l’a fait naître. D’un côté l’homme si mince incapable de l’accueillir, de l’autre l’enfant qu’elle sauve et qu’elle nomme sans qu’il soit à elle.

Une tresse va se nouer, presque par hasard, quand une rencontre fortuite fait se poser le regard de l’homme sur l’enfant qu’elle porte et dont il la suppose mère : elle s’en saisit et ment. Elle s’en saisit pour le faire père, pour qu’enfin son désir existe. Cet enchainement inouï, ce nœud incroyable et juste de ce que peut former l’inconscient-désir, jeté dans un acte qui sort en un instant du cadre de ce que le discours gère, voilà ce que forme ce scénario qui assemble pertinence, intelligence et bienveillance dans son regard sur ses héros précaires, leurs émois et leurs destins.

Dès lors le sort en est jeté, et jusqu’à la lie le calice de ce destin sera bu, cette jeune femme si peu sage et même désespérée, ne peut faire que l’homme ne l’entraîne, s’emparant à son tour du mensonge pour parader devant sa mère en brandissant une progéniture tant espérée. Et elle ne peut faire que l’amie dont elle subtilise l’enfant régulièrement sous les traits d’une nounou, n’accepte que le père réel l’emmène avec lui, et que dès lors elle soit sur le point de perdre l’enfant et avec elle le château en Espagne qui soutient de façon si précaire l’édifice de son trio rêvé. Alors, lorsque le désir maintenant présent de l’homme évoque un voyage en famille, cette famille dont il croit qu’elle est sienne parce qu’il peut maintenant le vouloir, cette chose logique et folle, désespérée et farouche, se produit. Pour réaliser le désir de l’homme, elle enlève le bébé et ils vont tous trois se poser devant la mer, où un petit hôtel accueille leur voyage dans l’hypnose.

Le calice sera donc bu jusqu’à la lie, dans la progression magistrale d’une tension articulée et maitrisée par Iris Kaltenback, le jeu parfait, grave et secret, d’une actrice remarquable dans sa peluche rouge et ses longs cheveux noirs, la participation froide puis palpitante d’un acteur excellent, de même que le jeu de l’amie éperdue. Il y aura donc la police, l’enfant sera rendue à sa mère qui grâce à la haine que l’acte a causée deviendra mère enfin, et à son père qui dès lors reprendra la main qu’il avait laissée. Il y aura la prison, deux ans. Au long du film, le récit off est fait par l’homme : il a témoigné contre elle pour se défendre d’avoir été complice, mais se demande maintenant s’il n’était pas, pour une part, complice. Il y aura la sortie de la prison, où il attend de loin, où elle marche lentement, seule, elle ne l’a pas vu. Tandis que lentement aussi, quand il est sûr qu’elle est déjà en route et ne demande rien, alors il la rejoint, sans un mot, et marche à ses côtés. Voilà. Ce film est précieux, par sa rigueur, sa beauté tranquille, sa justesse d’abord fragile qui s’affermit doucement, jusqu’en cette fin où l’on applaudit avec gravité, en silence mais vivement.