Kontakthof, Pina Bausch

Palais Garnier, du 8 au 31 décembre 2022
2 h 55 avec 1 entracte

Les Étoiles, les Premières Danseuses, les Premiers Danseurs et le Corps de Ballet de l’Opéra. Décors et costumes, Rolf Bolzik. Lumières, Jo Verlei.

Le discours sans parole de Pina Bausch

Comment peut-on à ce point danser pour dire ce que les corps parlants ne disent pas ? Comment peut-on danser si peu et dérouler un monde entier dansant qui s’anime ce que l’on ne dit qu’en dansant ? Comment peut-on danser si peu et créer une chorégraphie unique qu’on reconnaît en un instant ? Dont les gestes minimes semblent pourtant en une image épouser la grâce des plus grands ballets ? Pina Bausch disait parfois que la danse est le seul vrai langage, or elle mettait en scène un discours sans parole. Un dire, un vrai, un dire vrai, étreignant ce qu’un dire veut dire, ce qu’il noue, découpe, tranche, ici sans parole. Quelques paroles pourtant s’énoncent, s’élèvent dans le silence, mais telles les paroles des rêves, elles sont saugrenues, incongrues, elles laissent là sens et nécessité, ponctuant ce qui se montre sans elles.

De quoi parle ce discours qui ne parle pas ? En vérité ce n’est pas longtemps mystérieux. S’intitulant Kontakthof, cour ou centre de contact, la scène ressemble à une salle de bal telles qu’on les connaissait autrefois, où les femmes allaient attendre, assises autour d’une piste de danse qu’un homme vienne les chercher pour danser avec elles, les faire danser, tandis que plusieurs étaient rongées d’angoisse que nul ne le fasse et qu’elles restent oubliées, comme des déchets d’une beauté que le bal désignait comme destin, mais quelques intrépides parfois renversaient le choix. Du plus loin que l’on s’en souvienne, une telle chorégraphie implacable se répétait ici et là. Elle a maintenant disparu car les salles de bal ne réunissent plus les hommes venant choisir des femmes, mais des danseurs solitaires qui n’attendent rien de l’autre sexe pour danser, animés seuls du balancement en rythme qu’ils partagent en foule. Une révolution a eu lieu, a récusé ce vecteur unilatéral, l’arc bandé lançant chaque homme vers une femme dont l’un craignait d’être refusé et l’autre oubliée. Ce monde a disparu ici qui instaurait en universel ces sujets d’un sexe supposés actifs face à ces objets de l’autre supposés ne l’être pas. Ils sont maintenant comme de charmants souvenirs lorsque nos vies mesurent toujours plus qu’un tel choix s’exerce désormais un par un, que chacun se détermine lui-même dans le désir, pour un autre ou d’un autre. Et c’est déjà ce que nous contait Pina Bausch, avant que ce destin des sexes dansants ait ainsi en partie basculé.

Son ballet s’installe dans cette sorte de tragédie minime, nous montrant ce qu’il s’ensuivait de cette grammaire sexuée si longtemps à l’œuvre entre hommes et femmes. Chacun s’y présente en ses atouts corporels, fait valoir ce qu’il offre, les couples s’approchent, se forment, s’électrisent, la danse commence. Les femmes surtout se déhanchent, l’érotisme affleure, le jazz swingue et la sensualité du rythme accompagne le ballet des chaises, qui se rejoignent et dansent avec les couples. Les hommes alors se déchaînent, une avidité triviale est célébrée par grandes claques sur les fesses, révulsant les danseuses et les transformant en poupées de chiffon nerveuses qu’ils agitent avec maladresse et rancœur.  Les confrontations, les abandons, les angoisses s’entrechoquent, les cris des femmes fusent, un homme s’amuse même à les susciter en agitant une souris. Toutes sortes d’échappées révèlent brutalement ce qui ne va pas dans cet assemblage. Parfois une femme roucoule de plaisir dans un micro, les sons qu’elle émet, tels des cris de jouissance, miment un orgasme interminable, qu’elle évalue ensuite, satisfaite, voire ironique. Pourtant nul n’a provoqué chez elle ladite jouissance, elle l’a éprouvée, montrée, mise en scène absolument seule. Une autre femme s’avance et grimpe sur un petit cheval de manège qui monte et descend quand on y met une pièce, elle chevauche l’animal de bois, seule dans ce plaisir qui l’évoque chevauchant un homme allongé.

Et toutes ces scènes pleines de sens se dansent à la manière unique de Pina Bausch, avec ces gestes sans grâce et sans élégance, gestes de tous les jours, à peine dansés, qui pourtant vous atteignent d’une indicible beauté.

Puis le noir gagne les danseurs, revêt leurs tenues, ils se dispersent dans l’obscurité, ne sachant quel autre rejoindre, voulant former couple et ne sachant à quel saint se vouer ni comment s’y prendre, courant partout auprès de l’un et puis de l’autre, égarés, affolés, peu à peu affamés. Pina Bausch met en scène une métaphore puissante de ce que cette chorégraphie éternelle des sexes produisait. Les danseurs en rang sur la scène, treize hommes et treize femmes, sont interviewés, et tous égrènent cette obsession dans leur enfance du sexe et de l’amour, années de maternelle pour les femmes, état amoureux d’adolescent pour les hommes. On leur coupe la parole, tous continuent de parler sans qu’on les écoute, ils ne parlent à personne, ils parlent seuls du mal qu’ils ont avec l’amour depuis toujours, de l’obsession qu’il est et de l’angoisse aussi. Pourtant ils tentent encore, des couples à nouveaux s’essayent. Une femme appelle « Darling ! » on ne sait qui, personne ne lui répond. Entracte !

Au retour de la scène, quelque chose a cédé. Les danseurs marchent abruptement en ligne sans qu’aucun se rejoigne, leur pas semble une danse martiale, ils sont seuls, en rang, l’un derrière l’autre. Une femme s’agite et crie pour les mettre en ordre, elle crie que cela ne va pas, cette gymnastique. Ce monde a changé, désormais les danseurs assis sur des chaises nous tournent le dos, on leur passe un film sur l’écran du fond, donc nous le voyons de même. Il montre des canards plongeurs ayant trouvé un fort bon endroit pour procréer, et produit une couvée nombreuse. Les petits déjà nagent et mangent fort bien, la mère cane veille, le ton du bonheur accompli emplit l’organe vocal du speaker, les danseurs applaudissent.  Ils se lèvent, l’érotisme a disparu, les hommes et les femmes en noir marchent en baissant la tête, ou sont assis sur le sol en regardant leurs pieds, une femme en blanc reste là, seule, les épaules voutées et les yeux au sol, elle est indifférente à tout et ne cherche rien. Des hommes l’entourent, la dévisagent, la palpent, la soupèsent, examinent ses rotules, la portent et tentent de l’éveiller, mais rien n’y fait, le désir est mort. Les bébés canards représentent l’avenir, et désormais les couples se forment doucement sans élan, se serrant avec la tendresse installée sur les cendres du désir. Des femmes à nouveau chevauchent le petit cheval, seule éventualité où le désir perce encore, sans élan.

Et tous font la ronde, tranquille et ordonnée, l’assemblage des hommes et des femmes ne concerne plus des couples qui s’affrontent au désir mais un tournage en rond qui sereinement fait des bébés.

Rideau ! À la sortie, vous entendez des jeunes dire : Qu’est-ce que ça raconte ?

Que dire de plus ?! Rien à dire. Vous avez vu tout cela danser sans paroles, d’une danse hypnotisante.