Giselle. English national ballet. Tamara Rojo. Akram Khan

Peu de noms brillent au firmament du ballet classique comme celui de Giselle avec deux l, ballet romantique dont la chorégraphie évolue au fil des temps, que les plus grandes danseuses font vivre. Drame venu de la tradition slave, les Wilis content l’histoire des fantômes de jeunes fiancées mortes avant leurs noces, errant autour des cimetières où elles attirent les hommes en les faisant danser jusqu’à la mort. Combien de versions de Giselle a-t-on vues, combien de fois a-t-on été touché par la virtuosité et le déchirement de cette amoureuse à la sincérité bafouée par l’homme qui la conquiert, habillé de mensonge ? Combien de Natalia Osipova, de Svetlana Zakharova, ont porté haut le flambeau de cette danse précieuse, dont la chorégraphie a traversé les siècles précédents en alliant grâce classique et virtuosité technique ? Akram Kahn en reprend cette année le projet, en complicité avec Tamara Rojo qui le danse, il transfère l’amour trompeur du prince et de la villageoise à un possesseur d’usine, maltraitant les migrants. Ici drame exemplaire de la lutte des classes, cet amour impossible toujours se tisse entre celle qui n’avait rien et celui qui avait tout, l’amour de celle qui aime celui qui a tout comme s’il n’avait rien.

En ce 15 octobre 2022, Fernanda Oliveira danse Giselle, avec Aitor Arrieta, au lieu de Tamara Rojo, directrice de la compagnie, les jours précédents.

Le premier acte énonce une danse alerte, bondissant de la foule aux héros, l’élan joyeux de l’amoureuse vers son amant et ses compagnons, tout s’anime ainsi de vie virevoltante et d’amour gracieux. Le talent du couple danseur campe aussitôt la grammaire lumineuse qu’ils vont nous offrir. Puis nous assistons à l’intrusion raide des puissants, hachée voire martiale, et le drame se noue, de l’amant appartenant à ce monde qui maltraite le peuple de Giselle quand il la séduit en prétendant être du sien. Le déséquilibre se révèle, et la danse incisive l’incarne, le creuse, gestes abrupts, saccades, sur une musique martiale, et des pas militaires meuvent l’assemblée arrogante des Nantis face au groupe des Bannis, dont d’abord rien de précis n’émerge. On suit Albert dans ses ronds de jambe autour d’une Giselle d’abord retenue, jusqu’à ce qu’elle s’enflamme enfin et réponde et sa danse alors s’anime dans un pas de deux superbe. Et commence ce qui va faire de ce ballet autre chose qu’une simple interprétation renouvelée au goût du jour. Il ne reprend pas simplement, de la version historique, les moments de bravoure et d’excellence, les sauts superbes, les jetés, les pas de deux qui la parcourent et font acclamer ses interprètes. Le chorégraphe s’empare là de ce drame, reformule sa musique, sa scène, et sa danse, elles deviennent l’Akram Kahn’s Giselle, fille du siècle, œuvre à part entière.  

La découverte douloureuse de la duplicité de l’amoureux se mue pour l’héroïne en danse désespérée, se déploie dans une sorte de floraison terrible, où elle est encerclée d’une multitude de pétales qui peu à peu l’engloutissent, mise en scène superbe de cette douleur qui la conduit à la mort. The Madness scene, qui a déjà illuminé de nombreux talents, déploie ici une émotion intense au culmen de ce premier acte, où Akram Khan nous livre étincelant le jugement de notre siècle sur ce mélodrame, l’amour bafoué, le cynisme des Nantis, le séducteur jouissant de l’âme pauvre et sincère. Nulle femme sur pointes désormais ne vient aérer les gestes qui claquent, la grâce froide des foules dessine cette frontière implacable où l’amour entre l’homme et la femme échoue comme d’une malédiction commune avec celle où l’homme exploite l’homme.

Puis commence le second acte, où tout change, miracle apparent, quand tout est consommé, quand la mort règne, apaisante et glaciale. Le peuple des fantômes, Wilis qui ont perdu l’amour et la vie, danse en son royaume, et la reine éveille ses compagnes à leur tâche de séduction mortelle des hommes infidèles. La scène s’emplit de ce miroitement bleu des elfes qui se déploient en virevoltant, car là tout est bleu et blanc et les femmes sont sur pointes. Tout revêt cette beauté éthérée et scintillante, pour cet appel de mort auquel est intégré Giselle, nouvelle venue. L’amant vivant qui pleure sur sa tombe la découvre qui le regarde et lui échappe dès qu’il veut la saisir, puis elle se laisse encore glisser entre ses bras où de nouveau elle s’évanouit. Ce pas de deux revêt maintenant une douceur, une grâce infinie, un désespoir lumineux anime cet amour perdu, en donnant à la danse la langueur de ce qui est perdu et accompli, l’élan dont la fin a déjà retenti.

Puis le peuple des Wilis séduit et persécute un amoureux qui a surgi, l’entraîne dans une danse échevelée, un vertige éperdu où il rebondit lancé d’une danseuse à une autre à en perdre le souffle. Toutes l’encerclent de cette valse effrénée jusqu’à ce que d’épuisement et d’angoisse il roule dans l’abîme. Découvrant Albert, les Wilis s’apprêtent à le traiter de même, mais Giselle s’interpose et lui donne la croix de sa tombe pour se défendre. La Reine alors l’ensorcelle, et elle est en proie à une danse ardente et étrangement merveilleuse, diabolique et enchantée à la fois. Au point que son amant lâche son arme pour la rejoindre dans un pas de deux éblouissant de grâce et de virtuosité, bientôt encerclé par les elfes redoutables. Lorsque le soleil se lève les Wilis s’évanouissent, et Giselle partage leur sort, ramenée à sa mort par les lueurs naissantes. Elle s’effondre et se dilue peu à peu dans les bras qui en vain la retiennent, et elle désigne à son amant la fiancée qui attend, avant de disparaître au sein des fleurs. Un grand mélodrame, animé par son interprétation vivante, actuelle, des moments de danse précieux, une scène superbe.

Distribution

Akram Khan | direction et chorégraphie
Tim Yip | conception visuelle et costumes
Vincenzo Lamagna | composition et conception sonore, d’après la trame originale d’Adolphe Adam
Mark Henderson | lumières
Ruth Little | dramaturgie
Gavin Sutherland | orchestration sonore

Danseurs
Tamara Rojo, Isaac Hernández (12 et 14 octobre)
Erina Takahashi, James Streeter (13 octobre)
Fernanda Oliveira, Aitor Arrieta (15 octobre)